L'abstinence, terreau du manque symbolique
Ce que nous rappelle Lacan dans la séance du 4 Juin 58 des Formations de l'inconscient c'est que l'exercice singulier de la demande faite à un analyste exige de lui qu'il s'abstienne de la gratifier. L'unique satisfaction possible est celle de l'articulation répétée de la demande dans laquelle pourra peut-être émerger, pour le meilleur, quelque chose d'inédit.
C'est en revenant à Freud que nous trouvons l'abstinence comme faisant partie d'un principe fondamentale de l'analyse qui lie cette notion à celle de la frustration.:
"(...)Comme vous voyez, un nouveau domaine de la technique s'ouvre ici à nous. Son exploration va nous coûter beaucoup d'efforts et des rêgles bien précises devront être formulées. Je n'essaierai pas aujourd'hui de vous initier à cette technique nouvelle en voie d'évolution, mais je me contenterai d'énoncer un principe fondamental sans doute appelé à régir tout ce domaine et qui est le suivant: le traitement psychanalytique doit autant que possible s'effectuer dans un état de frustration, d'abstinence. (...)"(1)
Voici comment Freud parle de cette abstinence du coté du patient:
"(...)le patient dont l'état morbide s'est trouvé ébranlé par l'analyse s'efforce avec la plus grande ardeur à se créer, à la place de ses syptômes, de nouvelles satisfactions substitutives sans caractère pénible. Il utilise l'immense mobilité de la libido partiellement libérée pour investir de celle-ci et promouvoir au rang de satisfactions substitutives les plus diverses sortes d'activités: plaisirs, intérêts, habitudes, même celles qui existaient déjà entérieurement. Il ne cesse de trouver ainsi de nouvelles diversions, qui provoquent une perte de l'énergie nécessaire au traitement et parvient, un temps, à les garder secrètes. Il appartient à l'analyste de découvrir tous ces détours et d'exiger du malade l'abandon de ces diversions agréables, quelle que soit leur apparente innocence.(...)"(2)
Et du coté de l'analyste:
"(...)En pareil cas, le devoir du médecin est de s'opposer énergiquement à ces satisfactions de remplacement, prématurément adoptées. Mais il lui sera plus facile [je n'en suis pas si sûre] de se prémunir contre le second danger qui n'est pas négligeable et qui compromet la force pulsionnelle de l'analyse. C'est dans le traitement même, dans le transfert sur la personne du médecin, que le malade cheche avant tout une satisfaction substitutive. Il peut même tendre à se dédommager par ce moyen de tout renoncement qu'on lui impose. Certes, il faut bien accorder quelque chose, plus ou moins suivant le cas et la personalité du malade, mais il n'est pas bon d'exagérer dans ce sens. L'analyste qui donne à son patient (peut-être par excés de bon coeur) tout ce qu'un être humain peut attendre d'un autre, commet une erreur économique semblable à celle dont on se rend coupable dans nos cliniques non psychanalytiques. On y cherche à rendre la vie aussi douce que possible au malade, afin qu'il s'y sente bien et qu'il retrouve volontiers un refuge contre les difficultés de l'existence. Ce faisant, les médecins de ces établissements renoncent à le fortifier pour la vie et à le rendre plus capable de remplir ses véritables devoirs. En analyse, il faut éviter toutes ces gâteries. En ce qui concerne ses relations avec le médecin, le malade doit conserver suffisamment de désirs irréalisés. Il est indiqué de lui refuser justement celles des satisfactions auxquelles il aspire le plus ardemment et qu'il exige le plus impérieusement. (...)".(3)
Et ceci nous ramène vers le séminaire de Lacan, dans la séance du 4 juin 1958 des Formations de l'inconscient. Cette question de l'abstinence y est reprise et développée en référence au graphe du désir, à la distinction de la ligne de la suggestion (ou du besoin) et celle du transfert:
"Vous me direz: quelle est l'opération qui fait que nous les maintenons distinctes? Justement notre opération ici est celle qui est abstinente ou abstentionniste, qui consiste à ne jamais comme telle gratifier la demande. Cela nous le savons, mais cette abstention, encore qu'elle soit essentielle, n'est pas à elle seul suffisante. Ceci saute aux yeux, c'est bien parce qu'il est dans la nature des choses que ces deux lignes restent distinstes, qu'elles peuvent le rester. Autrement dit, c'est parce que pour le sujet elles sont distinctes, et que justement entre les deux il y a tout ce champ qui n'est, dieu merci, pas si mince, à savoir qui n'est jamais aboli, et qui s'appelle le champ du désir, qu'elles peuvent rester distinctes. Autrement dit, tout ce qu'on nous demande, c'est de, par notre présence là comme autre, de ne pas favoriser cette confusion, car bien entendu il suffit que nous entrions là comme autre, et surtout de la manière dont nous y entrons, avec ce carractère que nous appelons permissif de l'analyse, mais permissif sur le seul plan verbal. Mais cela suffit, il suffit que les choses soient permissives sur le plan verbal. Pourquoi? Non pas bien entendu pour que le patient soit satisfait, parce qu'il est quand même satisfait par cela, mais il n'est pas satisfait dans les éléments de réel. Mais il suffit qu'il soit satisfait sur le plan de la demande pour que la confusion s'établisse irrémédiablement entre ces deux plans: celui que j'appelle la ligne de transfert et celui que j'appelle la ligne de suggestion."(4)
Ainsi, que ce soit du coté de Freud ou du coté de Lacan, même combat... Il s'agit de maintenir ouvert le champ du désir. Il semble que ce soit à cela que Bouvet renonce lorsqu'il propose de servir un objet fantasmatique à ces patients. En effet, dans ce séminaire, la critique de Lacan à l'endroit de la pratique de Bouvet porte essentiellement sur la réduction de l'analyse à la suggestion en tant que gratification de la demande. D'une certaine manière, dans ce sens là, suggestionner quelqu'un revient à prendre un certain objet imaginaire pris comme signifiant pour quelque chose qu'on peut donner de la même manière qu'on peut donner à manger à un enfant qui en éprouve le besoin. Suggestionner c'est faire gober quelque chose à quelqu'un en pensant qu'il en a besoin.
Ainsi, donner cet objet revient a tenter de retirer de la frustration à l'analysant, or, à lire Freud et Lacan, c'est à partir de cette frustration particulière de l'analyse qu'une articulation nouvelle, inédite est possible.
Frustration particulière car c'est une frustration qui doit permettre de venir crocheter la question de la castration.
En d'autres termes, les raisons de l'abstinence viennent trouver place dans le passage souhaité d'un manque imaginaire aux signifiants du manque symbolique.
David Berton.
Freud, La technique psychanalytique, Les voies nouvelles de la thérapeutique (1918), PUF, 2005, p.135.
Ibid., p. 136.
Ibid., p. 137.
Lacan, Les formations de l'inconscient, séminaire 1957-58, sténotypies, 4 juin 1958, p. 15-16.